1Jean-Baptiste
Bory de Saint-Vincent (1778-1846), colonel de l'armée française et
naturaliste passionné, devient en 1839 responsable d'une mission
scientifique en Algérie soutenue par le gouvernement français. Cette
expédition constitue à la fois l'apogée et l'aboutissement de son
parcours scientifique. Féru de botanique, il a déjà parcouru, au fil de
sa carrière militaire, de nombreuses régions du monde et de
l'Europe : il commence par un tour du monde en s'embarquant avec
Baudin, puis explore une partie de la France, de l'Espagne. Sa vie
durant, il conjugue son devoir militaire avec sa passion scientifique,
qui l'amène à fréquenter les plus grandes institutions françaises
(Institut, Muséum d'Histoire naturelle) et à participer aux grands
projets d'exploration. Avant l'Algérie, il s'illustre en effet en Morée
(1829), où il dirige en effet la section des sciences physiques de
l'expédition française qui vise à mieux connaître la région du
Péloponnèse. À l'issue de cette expédition, en 1834, à 56 ans, Bory est
enfin élu membre de l'Institut. Il connaît alors la consécration tant
désirée.
2Pourtant,
c'est bien avec l'expédition scientifique de l'Algérie (1839-1842) que
sa carrière atteint des sommets. Il en est nommé responsable après avoir
reçu la Légion d'Honneur en 1838. Sous le double patronage du Ministère
de la guerre et de l'Institut, il rédige avec Boblaye les instructions
qui doivent présider à la bonne conduite du projet. L'expédition
algérienne diffère des précédents travaux de Bory, dans la mesure où
elle marque l'aboutissement de sa carrière : en menant ces travaux,
en les dirigeant, l'éternel amateur en quête de reconnaissance et de
gloire cherche à asseoir une fois pour toutes sa valeur scientifique
(Ferrière, 2009). L'expédition algérienne est aussi bien différente des
précédentes menées par la France (Égypte, 1798 ; Morée, 1830), car
c'est la première à s'inscrire vraiment dans un contexte colonial
affirmé (Bourguet et alii, 1998). La France s'empare en effet d'Alger en
1830 et dans la décennie qui suit instaure progressivement un système
colonial, dont les modalités sont encore largement en débat en 1840
(Blais, 2008a et 2008b).
3A la
croisée de ce double moment, apogée de sa carrière scientifique et
début d'une aventure coloniale française, Bory débarque au début de
l'année 1840 pour effectuer sa mission. Celle-ci va donner lieu de sa
part à un discours très surprenant à propos de la démographie
algérienne, puisque Bory va minorer le nombre d'habitants de l'Algérie
et exagérer sa superficie, déformant ainsi complètement la réalité de la
région. Le but de cet article est précisément d'exposer les
particularités épistémologiques de ce discours et surtout de le
questionner au regard du contexte colonial dans lequel il se constitue.
Dans l'approche des savoirs situés et dans la perspective du spatial turn (Besse,
2004 ; Jacob, 2007), l'enjeu est ici de montrer en quoi la vision
du territoire algérien construite par Bory de Saint-Vincent résonne avec
le contexte politique et militaire dans lequel elle est produite. Et en
quoi le territoire algérien forme ainsi un matériau malléable et modelé
au gré des besoins idéologiques qu'il sert.
- 1 Cet article s'insère dans un travail doctoral, soutenu en novembre 2014, qui portait sur les relati (...)
4Nous
verrons dans un premier temps en quoi le questionnement de Bory de
Saint-Vincent participe d'un intérêt plus général pour la démographie
des territoires colonisés. La deuxième partie permettra de mettre en
avant le discours paradoxal de Bory de Saint-Vincent, partagé entre
intentionnalité scientifique d'objectivité et vision délibérément
faussée de l'Algérie. Enfin, le dernier temps de cet article interrogera
la place et l'influence du contexte colonial dans l'orientation du
discours du géographe1.
5Pour
une jeune colonie, dont les contours ne sont pas encore bien définis,
l'enjeu de connaître le nombre d'habitants qu'elle administre est grand.
Il rejoint d'ailleurs la question de la taille de l'espace colonisé ou à
coloniser dans le futur. Hélène Blais a montré que ce débat suscite de
nombreuses discussions chez les parlementaires de la monarchie de
Juillet (Blais, 2008b). Le problème ne consiste pas tant à discuter le
principe même de la colonisation, mais à s'entendre sur ses modalités.
Les parlementaires se partagent principalement en deux groupes, ceux
favorables à une occupation restreinte concentrée autour de quelques
points d'appui, c'est l'idée défendue par Guizot, et ceux prônant au
contraire une occupation totale. H. Blais le rappelle en ces
termes :
“La question majeure est celle
du territoire algérien utile et colonisable. Le débat est bien
connu : aux partisans de la l'occupation restreinte, qui souhaitent
limiter la colonisation aux grandes villes et à quelques plaines
fertiles, s'opposent les partisans d'une occupation plus large, obtenue
au prix d'une guerre totale, et seule garantie à leurs yeux d'une
colonisation durable (...)” (Ibid. : 2)
6Dans
les deux cas, les enjeux soulevés sont ceux de la mise en valeur du
territoire et ils sont de fait essentiellement géographiques :
qu'est-ce qu'Alger ? Qu'est-ce que l'Algérie ? Où
commence-t-elle et où s'arrête-t-elle ? Les interrogations
principales portent sur le découpage de cet espace, sur des problèmes de
frontières à la fois internes et externes : faut-il intégrer
l'Algérie dans un ensemble méditerranéen plus vaste ; comment
délimiter l'entité Algérie en elle-même et comment en distinguer les
principales zones ? Et, comme l'écrit Hélène Blais,
“[c]es incertitudes
géographiques sont au cœur du débat qui agite les parlementaires pendant
les deux premières décennies de la conquête de l'Algérie.”
(Ibid. : 19).
7On
retrouve aussi dans les travaux de Bory de Saint-Vincent un écho de ces
questionnements. Deux extraits de sa correspondance avec Léon Dufour
permettent de prendre connaissance de la vision que Bory avance du
territoire algérien. En mai 1841, il écrit à son ami :
“Que diriez-vous si la
commission scientifique vous démontrait que l'Algérie entière, depuis
Tunis au Maroc et de Tagurt ici ne contient que quatre cent mille âmes
en tout ; et que les Arabes indomptés, les Kabyles indomptables, ne
s'élèvent pas à six par lieues carrées. La moitié de tout cela est
parfaitement soumis.” (Bory de Saint-Vincent, 1912 : 81. Lettre du
31 mai 1841)
8Puis en décembre de la même année :
“Il en est de même de ces
indomptables Arabes sans nombre et insaississables qui fondent par nuées
sur nos arrière-gardes comme des vautours dévorans. Je maintiens et
prouverai quand il le faudra que l'Algérie toute entière du Maroc à
Tunis et de Saara à la Méditerranée ne compte pas 1 200 000 âmes, dont
la moitié pour la province de Constantine et le reste pour Alger et
Oran. Or c'est là la question. Metez donc 300 000 femelles, 200 000
enfants et vieillards, restera cent mille adultes éparpillés sur une
surface égale au tiers de la France (...)” (Ibid. : 88. Lettre du 8
décembre 1841)
9Ces
deux extraits, écrits à 7 mois d'intervalle présentent deux situations
différentes : dans la premier, la région de ce que nous appelons
aujourd'hui Maghreb comprenant 400 000 habitants ; puis dans le
deuxième, une multiplication par trois de ce nombre. Un premier problème
se pose donc déjà dans le comptage effectué par Bory.
10Mais
ce n'est pas le seul. Plusieurs autres questions apparaissent à la
lecture de cette correspondance. Tout d'abord, la question du découpage
de l'espace. Bory associe en effet dans ses analyses le Maroc et la
Tunisie à l'entité Algérie. Or, à cette époque, seule une petite partie
de l'Afrique du Nord est occupée par les Français, qui à partir d'Alger
et d'Oran descendent peu à peu vers le sud. Mais pour Bory, le
territoire concerné est bien plus vaste que cela : en latitude, il
va de la mer Méditerranée à Toggourt (Tagurt), c'est-à-dire au désert du
Sahara, mais avec un grand flou quant à la limite sud. En longitude,
Bory englobe trois pays et non un seul. Sa vision de l'espace colonisé
et donc à explorer lors de sa mission subit donc de sa part une
inflation en termes de surface. Cela pose donc le problème du découpage
de l'espace, et d'une manière qui dépasse le travail de Bory. Hélène
Blais montre bien dans son travail comment l'espace algérien est modulé
et modelé par les politiques français durant cette période, chacun
cherchant à adapter l'espace à la vision qu'il en a et les projets qu'il
y envisage (Ibid). Il s'agira dans le cas de Bory de chercher à
identifier les buts qui anime cette vision élargie du territoire
colonial algérien.
11D'autant
qu'à cette inflation géographique s'ajoute une minoration de sa réalité
démographique. Entre mai et décembre 1841, Bory hésite entre 400 000 et
1 200 000 d'habitants pour toute cette zone. Que l'on retienne son
estimation haute ou basse, ces deux chiffres sont bien loin de la
réalité des années 1840. En effet, on évalue environ la population
totale de cette région à 7 millions, dont au moins 2,4 millions rien que
pour l'Algérie comprise au sens strict. Si Bory multiplie donc le
territoire algérien par 3 ou plus, il tend au contraire à en diminuer
considérablement la population, dans un rapport de 1 à 6 si l'on retient
l'estimation la plus basse, de 1 à 2 selon la plus haute. Cela se
traduit ainsi en termes de densité de population, dont Bory ne manque
pas de remarquer la faiblesse (six lieues carrées). Dans l'extrait de
décembre, il détaille également la population en classes d'âge, tendant à
montrer cette fois que le pays ne serait peuplé pour sa grande majorité
que de femmes, d'enfants et de vieillards, les hommes adultes ne
représentant selon lui que 100 000 individus dans la région d'Alger. Une
région qui serait donc, en somme, vide et dépourvue de forces vives.
12
Tout, dans le travail engagé par Bory, vise donc à rendre l'image d'un
territoire immense et vide. Cette proposition déforme la réalité,
d'autant plus que Bory n'indique pas par exemple de quel espace il tient
compte pour son calcul de densité. Il superpose donc à l'espace
algérien un calque déformant, sur lequel il imprime sa propre vision des
choses. Un dernier élément interpelle également : son emploi
répété du futur et du conditionnel. Dans ces deux extraits, Bory semble
annoncer une prochaine révélation scientifique qu'il proclamerait à la
face de la métropole. Ces emplois ne sont pas anodins : ils
indiquent que Bory tend à faire concorder le pays, dans son étendue
spatiale et sa réalité démographique, au calque qu'il s'est dessiné de
cet espace. A contre-courant de la démarche scientifique, il cherche au
contraire à rendre l'espace malléable et à le faire coïncider avec sa
vision des choses.
13Le
discours tenu par Bory interpelle donc et invite surtout à en chercher
les clés de lecture et de compréhension. D'autant plus qu'il diffère non
seulement de la réalité géographique et démographique, mais correspond
aussi à une volte-face spectaculaire de la posture scientifique du
géographe.
14Le
discours de Bory se situe à mille lieues de la réalité algérienne, et
pourtant, ses intentions premières convoquent l'exigence de vérité.
C'est notamment ce qu'il expose au Ministre de la Guerre dans sa Note sur la commission exploratrice et scientifique d'Algérie, en 1838. Il commence avec ces mots :
“Le but d'une commission
scientifique est de réunir complètement, et dans le moins de temps
possible, ce qui peut contribuer à faire bien connaître une contrée dont
l'étude importe non seulement à la puissance qui ordonne l'exploration,
mais encore à l'universalité du monde savant. Le passé doit être
interrogé par elle autant que l'état présent des choses ; des
collections de tout genre seront formées par ses soins ; on n'y
laissera rien échapper, les moindres faits ayant souvent leur importance
et pouvant servir à remplir des lacunes demeurées entre ceux qu'on
avait déjà, mais imparfaitement, observés ; une commission
scientifique enfin, s'il est permis de s'exprimer ainsi, est faite pour
élaborer les élémens (sic) d'un monument encyclopédique.” (Bory de
Saint-Vincent, 1838a : 1)
15Dans
ce passage, Bory affiche toute son ambition de chef de cette
exploration scientifique : connaître avec précision, et le plus
rapidement possible, l'état réel du pays. Il rappelle les buts de cette
mission : fournir certes des renseignements à la France,
commanditaire de l'expédition, mais servir surtout
« l'universalité » savante, dans le sens le plus noble du
terme. Si Bory a bien conscience de la subordination de son travail à
des enjeux militaires, d'autant plus que lui-même dirige cette mission
sous le grade de colonel, il n'en demeure pas moins sur sa posture de
savant universaliste qui guide l'essentiel de sa carrière. De ce point
de vue, ses intentions sont tout à fait louables. Elles correspondent
parfaitement à l'esprit de curiosité scientifique déployé également lors
de l'expédition de Morée, à laquelle il participe en 1829. Dans une
lettre à son ami Dufour, alors qu'il revient de Grèce, il écrit :
“J'aurai une belle relation à
publier. La Morée et les Cyclades sont des lieux curieux sur tant de
rapports et j'espère mettre incessamment sous presse. (…)
Malheureusement, notre chère cryptogamie est bien pauvre dans ce
pays-là ; elle ne m'a pas donné six espèces qui ne me fussent
connues. Il est vrai que pour nous autres Espagnols, nous avions vu des
régions bien ressemblantes. Quoiqu'il en soit, j'ai la satisfaction de
voir que je vais sur la Grèce, comme je le fis jadis sur la Péninsule,
renverser toutes les idées reçues.” (Bory de Saint-Vincent, 1908 :
310. Lettre du 9 décembre 1829)
16Le
but de Bory consiste donc à renverser les idées reçues, autrement dit à
faire triompher la vérité scientifique en la rétablissant. Cette
affirmation, dont l'origine se situe dans ses travaux sur les Îles
fortunées (1803), est d'importance, puisqu'on en retrouve l'expression
d'une manière filée de la Morée à l'Algérie. Il rappelle en effet ce
principe de recherche dans sa Relation du voyage de la commission scientifique de Morée dans le Péloponnèse, les Cyclades et l'Attique, qui paraît en 1836 :
“J'ai
dit autrefois, en parlant des Îles fortunées : « Les pays les
plus fréquentés ne sont pas toujours les mieux connus. » Cette
assertion pourrait s'étendre à la Morée, sur laquelle on a tant écrit,
qu'un si grand nombre d'auteurs de voyages et d'itinéraires parcoururent
ou disent avoir parcouru, et dont Pausanias cependant, tout vieux qu'il
est, demeurait encore le moins inexact des explorateurs.” (Bory de
Saint-Vincent, 1836 : i)
17La volonté d'abattre les a priori
géographiques préside aussi à la démarche scientifique déployée par
Bory en Algérie. Il reprend le même principe de précaution en Algérie,
comme il l'écrit à Dufour dès son arrivée :
“Tous les membres de la
commission concluent de ce qu'ils voyaient chacun dans leurs parties,
que j'avais bien raison quand j'imprimai, il y a 40 ans tout à l'heure,
dans mes Fortunées : 'Les lieux les plus fréquentés ne sont pas
toujours les mieux connus.' ”(Bory de Saint-Vincent, 1912 : 61.
Lettre du 24 janvier 1840)
18Après
ce constat initial, les premiers mois de sa présence sur place semblent
alors consacrés à l'identification des erreurs véhiculées sur cette
région, dont il fait la liste circonstanciée et critique à son ami. Dans
une lettre du mois d'août, il prend l'exemple du canton de Sétif, dont
l'image connue jusque là l'étonne et pour lequel il s'échine à rétablir
la vérité :
“Que d'idées fausses on m'en
avait donné et que je reconnais de plus en plus combien le gouvernement
lui-même est ignorant. Ainsi au retour de nos courses dans l'est et le
centre, je lus dans le compte-rendu du Ministère de la Guerre, sur la
province de Constantine, que le canton de Sétif abonde en beaux arbres à
fruits et particulièrement en magnifiques noyers. Et bien, le
croiriez-vous, le riche canton de Sétif, fertile en grains, dont Léon
l'Africain disait cela littéralement il y a près de trois siècle, ne
possède pas un buisson (…) Je n'en finirais pas si je voulais vous
énumérer toutes les choses de ce genre que je lis dans les discours,
articles, brochures qui s'impriment en Algérie, jusque chez votre ami
Bujaud qui appelle le massif d'Alger « un amas stérile de rochers,
où ne saurait croître l'olivier sans un grand luxe d'arrosement. »
(…) C'est un fait, et le résultat des observations de la Commission
scientifique serait un contrepied diamétral de tout ce qu'on ragotte
depuis dix ans. Nous n'en revenons pas et nous demandons ce qui a pu
donner lieu à une énormité si étrange d'erreurs !... “ (Ibid. : 64-65. Lettre du 10 août 1840)
19A
travers ces différents extraits, Bory dégage l'image d'un savant honnête
intellectuellement dont la mission, construite sur le temps long de
l'expérience, se confond avec le rétablissement de la vérité
scientifique. Cette posture est d'autant plus remarquable qu'à travers
elle, Bory est amené à contredire aussi bien le gouvernement français
que les responsables militaires présents sur place. Il incrimine donc
les plus hautes instances politiques et militaires françaises,
responsables selon lui de soutenir des idées fausses et de participer à
leur pérennisation.
20Le
discours algérien développé par Bory étonne donc certes par son contenu
même et les représentations qu'il donne du territoire, mais aussi par le
contraste saisissant qu'il offre avec la posture scientifique qui le
guide alors qu'il arrive en Algérie : Bory débarque avec la volonté
de renverser les idées reçues sur le pays et d'en renouveler les
études, et rentre en proposant un discours tout à fait éloigné de la
réalité. Ce constat d'un décalage scientifique et méthodologique soulève
plusieurs questions : qu'est-ce qui dans l'expérience algérienne
pousse Bory à ce revirement épistémologique ? En quoi le contexte
colonial dans lequel elle se déroule peut constituer une clés de
compréhension de son discours ?
21Pour
expliquer cette volte-face épistémologique de la part de Bory, nous
proposons l'hypothèse suivante : le contexte colonial, ainsi que la
perméabilité de Bory à cet environnement, infléchissent le discours
scientifique du géographe. Je m'appuie pour étayer cette idée sur la
théorie des savoirs situés qui pose que le lieu de production des
savoirs, comme endroit, situé précisément dans l'espace, comme élément
d'un réseau où circulent des informations et comme schème ou résultat
d'un construit intellectuel (Besse, 2004), influence le contenu de ces
savoirs eux-mêmes. Ainsi, dans le cadre d'une histoire spatiale du fait
colonial (Blais, Deprest, Singaravélou, 2011), nous postulons ici que
l'Algérie coloniale dans laquelle Bory évolue participe de l'élaboration
de son discours, en tant qu'élément structurant, et pas seulement
encadrant.
22Le
fait même d'être sur place tient à l'action du gouvernement et de
l'armée français, comme il le souligne dans son rapport sur la
géographie et la topographie du pays (1838b) : l'exploration de
l'Algérie, à l'instar de l’Égypte et de la Morée, les mouvements
militaires sont la condition de l'ouverture du pays et donc du travail
scientifique (Broc, 1981 ; Lepetit, 1998). Et Bory est bien
conscient de l'articulation entre dimensions militaires et progrès
scientifique dans le cas algérien. Sa présence de l'autre côté de la
Méditerranée tient donc du fait militaire, et cet aspect ne peut être
évacué de son travail. En ce sens, le pouvoir crée l'espace nécessaire à
l'élaboration du savoir.
23Ensuite,
le fait d'être sur le terrain contribue à la construction de son
opinion sur la région, d'un point de vue géographique et d'un point de
vue politique et militaire. Quand il arrive à Alger en janvier 1840,
Bory découvre un nouveau terrain et une altérité géographique. Le choc
est celui de la réalité du pays, qu'il déconstruit par rapport aux
vérités circulant en métropole. Comme on l'a vu précédemment, il
s'attache à rétablir les faits géographiques qu'il observe. Mais
l'identification de ces erreurs ne donne pas seulement lieu à leur
correction : elle entraîne de la part de Bory une critique sévère
du gouvernement et des méthodes employées jusqu'à présent sur le
territoire algérien. Dans son esprit, les erreurs de nature scientifique
et géographique, touchant notamment à la nature du sol et aux
potentialités agricoles, ont entraîné des mauvaises décisions en termes
de gestion du pays. Bory relie les deux phénomènes, notamment dans sa
correspondance à Dufour :
“A
propos de 40 ans, voici venir la soixantaine, et je me trouve aussi
jeune, aussi zélé, que lorsque je débarquais aux Canaries. J'éprouve les
mêmes émotions à la vue de ces cactus qui sont pareillement groupés.
L’Algérie a du rapport avec ces îles par les bananiers et les
palmiers ; mais elle est moins brûlée. Les environs d'Alger sont
assez boisés malgré qu'on ait souffert depuis la conquête qu'on y coupât
et dévastât tout. Quand je parcours ces délicieuses campagnes, je les
trouve accusatrices ; elles clament contre l'incurie de tous ceux
qui les ont gouverné et même qui en ont parlé. Sous une administration
raisonnable, ce serait la plus délicieuse campagne du monde.” (Bory de
Saint-Vincent, 1912 : 61-62. Lettre du 24 janvier 1840)
24Les
mots écrits par Bory sonnent très durement à l'encontre du gouvernement
français. Le constat amer du savant touche à la mise en valeur du pays,
mais aussi la gestion des populations locales :
“La chose devient évidente quand
on est sur les lieux et qu'on étudie les choses avec impartialité. Rien
ne serait plus facile que de passifier (sic) l'Afrique entière avec la moitié du monde et le quart de l'argent que nous y jetons annuellement.” (Ibid. : 70. Lettre du 17 octobre 1840)
25Sa
présence sur le terrain semble lui donner le droit de proférer de telles
critiques, car le constat de visu ("la chose devient évidente quand on
est sur les lieux") lui confère l'autorité scientifique suffisante et
nécessaire. Le terrain trouve là sa force essentielle : il semble
suffire à produire une vérité (Blanckaert, 1996). Bory souligne
d'ailleurs le caractère impartial de ses recherches, comme si c'était le
lieu lui-même qui lui fournissait les réponses à ses questions, et non
pas l'inverse. Il pousse même l'analyse jusqu'à soulever une crainte
personnelle, mais qui a une valeur collective :
- 2 Ce document provient d'un fonds d'archive privé, non édité, disponible à la consultation au Muséum (...)
“Je commence à craindre que la France ne puisse pas garder l'Afrique.
[souligné par Bory dans sa lettre] Hélas, hélas, qu'il y aurait de
choses à dire là-dessus” (Fonds d'archives du Muséum d'Histoire
naturelle, Ms CRY 439 / 111-1722. Au docteur Montagne, le 8 novembre 1840)
26Ainsi,
c'est bien sa présence sur le terrain, le contact étroit et prolongé
avec la réalité algérienne, qui lui permet de déconstruire d'un coup le
tableau scientifique du pays et l'action du gouvernement.
27L'arrivée
du général Bugeaud marque le début d'une deuxième étape dans le
processus de construction de son discours. Si Bory critique fortement
l'action de la France en Algérie, il n'en est pas moins attaché à son
action et à sa présence sur le continent africain, comme sa peur de
perdre ce territoire l'illustre. A ce titre, il participe ainsi aux
débats qui agite la monarchie de Juillet sur l'avenir à réserver à
l'Algérie (Blais, 2008b). Le scepticisme de 1840 fait place à une
certaine satisfaction, alors que Bugeaud commence à partir de février
1841 à mener sa « guerre de pacification » contre les troupes
d'Abd-el-Kader. Son avis initial sur la politique coloniale du
gouvernement se transforme alors radicalement et il apporte un soutien
entier au général. Entre février 1841 et mars 1842, les éloges pour
Bugeaud sont innombrables :
“J'ose espérer que les journaux
libéraux dont je vous parle m'écouteront, parce qu'on y voit bien quel
est mon esprit de justice et quelles étaient mes préventions. Je vous
assure que si le général continue dans ses premières voies, je me ferai
un devoir de le prôner et de le défendre courageusement.” (Bory de
Saint-Vincent, 1912 : 78. Lettre du 28 février 1841 à Dufour)
“Bugeaud est le seul, jusqu'ici,
qui me paraisse avoir compris la question et qui fasse ce qu'il faut
faire. Je suis d'autant plus en admiration devant lui que je ne le
croyais pas valoir ce qu'il vaut et que j'ai dans mes notes
authentiquement de l'an dernier, recueillies pour démontrer un jour
l'ânerie, la stupidité, l'ignorance incroyable du vieux volée, que j'ai,
dis-je, un plan écrit qui est celui que suit votre ami d'Excideuil, qui
finira les choses plus vite qu'il ne le croit lui-même, s'il reste dans
la même voie.” (Ibid. : 80. Lettre du 31 mai 1841 à Dufour)
- 3 Ce document provient également d'un fonds d'archive privé, non édité, disponible à la consultation (...)
“Le Gal Bugeaud y fait
merveille, il n'a pas encore fait une faute depuis son arrivée et il a
conduit la guerre avec une rare sagacité aussi tout lui a réussi. Seul
il a, selon moi, compris l'Afrique : mais que de fautes à
réparer ? Que de bêtises en tous sens on y a fait depuis dix
ans ? Que d'argent on y a jetté (sic) ? Qu'on y jette
encore ? Quelle misérable et pitoyable administration... Il me
faudrait une rame de papier pour en énumérer les fautes incroyables...”
(Fonds d'archives du Muséum d'Histoire naturelle, Ms 2738 / 993. Lettre du 20 mars 1842, à Isidore Geoffroy Saint-Hilaire).
28Sans
oublier les erreurs précédemment décelées, Bory s'engage avec
conviction dans la voie ouverte par Bugeaud et en devient un fervent
défenseur.
29D'une
manière concomitante à l'adhésion aux actions du général, Bory élabore
alors son discours géographique et démographique sur l'Algérie. Comment
dès lors le comprendre et l'articuler au contexte colonial ? Hervé
Ferrière propose une interprétation de cette production, qui me paraît
pertinente et que l'on peut développer. D'après lui, Bory choisirait
alors la voie du gouvernement et de soutien à son intervention contre
Abd-el-Kader et les Arabes rebelles (Ferrière, 2009). En effet, quand on
lit la suite des lettres où il dépeint son Algérie, la situation
militaire y apparaît clairement : son discours aurait-il alors pour
vocation de convaincre le gouvernement de poursuivre les actions
engagées ?
“Que
diriez-vous si la commission scientifique vous démontrait que l'Algérie
entière, depuis Tunis au Maroc et de Tagurt ici ne contient que quatre
cent mille âmes en tout ; et que les Arabes indomptés, les Kabyles
indomptables, ne s'élèvent pas à six par lieues carrées. La moitié de
tout cela est parfaitement soumis. Il n'y a que les contours où ce
misérable Desmichel a créé la puissance d'Abd-el-Kader qui résiste. Ce
sultan d'invention française est sans le sou, ne peut jamais disposer à
la fois de six à huit mille combatans (sic), dont cinquante seuls
équivalent tout au plus à un français.” (Bory de Saint-Vincent,
1912 : 80-81. Lettre du 31 mai 1841)
“Il en est de même de ces
indomptables Arabes sans nombre et insaisissables qui fondent par nuées
sur nos arrière-gardes comme des vautours dévorans. Je maintiens et
prouverai quand il le faudra que l'Algérie toute entière du Maroc à
Tunis et de Saara à la Méditerranée ne compte pas 1 200 000 âmes, dont
la moitié pour la province de Constantine et le reste pour Alger et
Oran. Or c'est là la question. Metez (sic) donc 300 000 femelles, 200
000 enfants et vieillards, restera cent mille adultes éparpillés sur une
surface égale au tiers de la France, dont pas une puissance humaine ne
saurait réunir et maintenir huit jours sur un point, seulement six mille
hommes, mettons dix ; et c'est de ces sortes de moustiques mal
armés, inconstants, lâches et malpropres que la France ne peut venir à
bout avec les 50 000 soldats dont elle peut disposer sur les 80 000
qu'elle entretient ici sur le papier ? Ce sont des misérables
demi-sauvages, dont la rage de faire des bulletins et les fautes
incroyables de votre stupide volée ont fait quelque chose d'apparent
qu'on ne saurait reproduire ?... Encore une fois, Bugeaud a trouvé
la marche pour en venir à bout ; mais il faut qu'on le laisse
faire. J'ai en lui une confiance absolue.” (Ibid. : 88. Lettre du 8 décembre 1841)
30Bory
décide probablement de minorer le nombre d'habitants de la région pour
faire croire à une guerre courte et peu coûteuse en hommes et en
moyens ; c'est d'ailleurs bien ce qu'il met en avant : la
supériorité de l'armée française face aux "moustiques mal armés"
d'Abd-el-Kader. En choisissant de modeler la réalité selon sa vision
intéressée, qu'il confond avec ceux qu'il aimerait voir la France
défendre, Bory fournit en quelque sorte son effort de guerre. Il n'est
pas directement combattant, fusil en main, mais tire profit de sa
position d'expert géographique et scientifique pour contribuer à la
lutte. Il se place sur le champ de bataille de l'idéologie politique. Se
sentant légitime, car sur le terrain et face à la réalité, il cherche à
influencer la posture métropolitaine encore trop indécise à son goût.
D'où l'adaptation qu'il fait du terrain aux enjeux coloniaux, et non
l'inverse.
31Alors
même que les autres membres de la commission et Bugeaud lui-même
émettent des doutes sur ce qu'il avance, Bory reste droit sur la ligne
qu'il s'est fixée. Il s'isole dans la défense de son Algérie. On peut poser avec Hervé Ferrière cette question : "Bory accommode-t-il la 'réalité scientifique' aux intérêts de ceux qu'il sert ?"
(Ferrière, 2009 : 215). Étant donné son isolement dans la défense
d'un tel discours, la réalité, celle de l'Algérie et celle du
gouvernement français, semble finalement bien loin de son horizon. Ce ne
sont pas tant les intérêts de la France que Bory paraît finalement
défendre, mais plutôt sa construction chimérique. L'Algérie, voire même
la notion même de colonie, deviennent alors pour lui un schème spatial,
plus qu'une réalité tangible et palpable. Le lieu s'est transformé sous
les coups de boutoir de l'idéologie et de l'imaginaire.
32Du
même coup, si c'est bien le contexte de l'Algérie qui transforme la
vision que Bory se fait du pays et de sa colonisation, on ne peut pas
pour autant parler d'imposition d'un schème par le pouvoir français
lui-même. L'enjeu colonial influence certes très nettement et très
fortement sa vision des choses, mais il est difficile d'affirmer que
Bory sert effectivement d'autres intérêts que ceux de ses propres
constructions intellectuelles.
33L'exemple
de Bory de Saint-Vincent et de son discours algérien interroge donc les
modalités de production scientifique en contexte colonial. Si l'on peut
dire avec Hervé Ferrière que Bory adapte son discours à son public, on
peut surtout affirmer qu'il modèle le terrain algérien en fonction du
contexte colonial, afin de l'adapter à ses exigences et à ses enjeux.
Une lettre de 1842, donc de la fin de son séjour, montre bien que ce
n'est pas tant la France qu'il cherche à ménager et à soutenir par son
discours, que l'Algérie, voire l'Afrique entière, entendue comme
colonie. C'est l'idée même de colonie qui l'intéresse :
“Il est bien clair aujourd'hui
que les véritables ennemis de l'Algérie ne sont pas en Afrique. Aussi je
compte bien y devenir propriétaire et finir mes jours sous ce beau
climat, quand il sera tranquille et prospère sous la domination
d'Albion, des Etats-Unis, ou de quiconque doit être appelé par les
fautes de la France à manger les marrons que nous avons tiré du feu.”
(Bory de Saint-Vincent, 1912 : 94. Lettre du 22 avril 1842 à Léon
Dufour)
34Il
n'en reste pas moins que cet exemple interpelle sur la production
scientifique en contexte colonial. Même si les propositions de Bory ne
trouvent guère d'écho dans les instances politiques ou militaires
françaises, elles illustrent toute la complexité des articulations entre
savoir et pouvoir, mais aussi la variété de postures que le géographe
peut adopter. Car même si Bory modèle son discours à cause du contexte
algérien et de sa position à l'interface entre exploration et conquête,
il ne répond pas directement à une injonction politique. D'ailleurs, son
discours part d'abord d'une exigence universaliste, preuve que
l'articulation n'est pas claire et univoque. L'affirmation de la figure
du géographe-militaire ne signifie pas, à l'instar de l'exemple fourni
par Bory, un recouvrement parfait entre projet politique et discours
scientifique, mais bien plutôt une complexification des rapports entre
ces deux sphères. Car s'il y a bien concordance entre ses préoccupations
scientifiques et les enjeux politiques, la rhétorique géographique de
Bory l'éloigne du champ politique et militaire. Le cas de Bory de
Saint-Vincent en Algérie ne saurait ainsi être compris comme une
exemplification des liens entre le champ du politique et celui des
savoirs géographiques en contexte colonial, tant il manifeste de
caractères d'exceptionnalité.
35Cependant,
il soulève plusieurs grands questionnements qui paraissent essentiels
lorsqu'on veut essayer de saisir les traductions discursives et
intellectuelles de ces liens. Prenant part à un moment de construction
nationale des Etats européens, dont les processus politiques ont des
conséquences en termes de lieux de savoirs et d'élaboration
intellectuelle et pratique de ces savoirs (Péaud, 2014), l'exemple de
Bory de Saint-Vincent invite à poursuivre les questionnements quant à la
spatialité des savoirs géographiques et aux conditions de leur
production. Le cas d'un de ses célèbres contemporains, Alexander von
Humboldt, dans un contexte prussien à la fois semblable et différent,
offre lui aussi matière à de riches questionnements historiques et
épistémologiques (Péaud, 2011).