1Les
relations entre savoirs géographiques et questions coloniales furent
jusqu’aux années 1980 un impensé pour les géographes français qui se
faisaient épistémologues et historiens de leur discipline. Au cours des
décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, il s’agissait sans
doute de taire des proximités jugées peu glorieuses pour la géographie.
La situation évolue sous l’impulsion de Vincent Berdoulay (1981),
d’Olivier Soubeyran (1989, 1994, 1997 et 2003), de Michel Bruneau et
Daniel Dory (1994) ainsi que de l’historien Dominique Lejeune (1993).
Tous mettent en évidence l’implication de la petite communauté des
géographes français dans le projet de colonisation et la production de
savoirs géographiques relatifs aux questions coloniales.
2Mais,
sur la base de ces travaux, ces liens étroits sont parfois réduits à
une période, un lieu et un homme : les dernières années du XIXe siècle, les Annales de Géographie
et Marcel Dubois. Ainsi, la création de la chaire de la Sorbonne et son
attribution à Marcel Dubois en 1893 sont souvent considérées comme
l’acte fondateur de la « géographie coloniale » (D’Alessandro,
2003). L’usage de l’expression pour qualifier un enseignement serait
alors l’équivalent d’un acte de naissance. Nommer, c’est faire exister.
Mais c’est aussi occulter le fait qu’en amont de cette mise au jour, les
relations entre géographie et colonisation sont étroites. Des savants
comme Jules Duval ou Émile Levasseur ont, dès les années 1870, proposé
d’associer la géographie aux savoirs produits sur les colonies. De la
même manière, la marginalisation de Dubois ne signifie pas la fin de la
« géographie coloniale ». Au moins jusqu’à la Seconde Guerre
mondiale, de nombreux géographes produisent du savoir sur les espaces de
la colonisation, souvent dans une perspective colonialiste et notamment
dans les Annales de Géographie. Rien ne serait donc plus faux
que de clore le dossier avec la disparition de Dubois de l’organigramme
de la revue. Comme le souligne Pierre Singaravélou, « Marcel Dubois
est bel et bien l’arbre qui cache la forêt » (Singaravélou,
2011: 241).
3L’objet
de ce texte est de revenir sur les savoirs construits, de tenter de
contextualiser plus largement les relations entre questions coloniales
et savoirs géographiques, d’accorder de l’importance aux mots et aux
expressions utilisées en situation. La « géographie
coloniale » n’est pas une évidence, un moment disciplinaire qui
viendrait s’intégrer naturellement entre une géographie des
explorations et une géographie tropicale. Dans le contexte savant,
politique et sociétal de l’époque coloniale, la « géographie
coloniale », avec des guillemets, renvoie à une situation précise,
datée, qui définit assez souvent un ou des enseignements. Mais plus
généralement, l’articulation entre les questions coloniales et la
géographie renvoie à des pratiques et à une idéologie qui impose un
cadrage plus large. Elle participe aussi de la configuration du champ
savant à une époque, la fin du XIXe siècle, de structuration
disciplinaire, d’universitarisation et, pour ce qui concerne plus
spécifiquement la géographie, de définition des objets et des méthodes.
- 1 Les relations entre les savoirs géographiques ont donné lieu à de nombreux travaux dans le monde an (...)
4Dans L’Orientalisme (1978) puis dans Culture et impérialisme
(1993), Edward Saïd présente la colonisation comme une opération
spatiale de domination au sein de laquelle la géographie est largement
engagée. Michael Heffernan (1994) montre à quel point les géographes
français sont au cœur de l’entreprise coloniale en mobilisant leur
discipline à la fois comme représentation du monde et de son
organisation, comme connaissance nécessaire et comme pratique spatiale
définissant l’acte même de coloniser. Dans le texte introductif de Territoires impériaux
(2011), Hélène Blais, Florence Deprest et Pierre Singaravélou exposent
la densité des relations entre les « savoirs sur l’espace » et
le « fait colonial », densité qui dépasse très largement le
cadre de la « géographie », la relativise – mais la mobilise –
en croisant les pratiques vernaculaires, les savoirs construits par les
savants autochtones, les discours des voyageurs ou les expertises des
géographes de la puissance coloniale.1
La violence faite aux sociétés autochtones est centrale dans ces
relations. Elle renvoie à la notion de situation coloniale telle que
Georges Balandier (1951) l’a décrite, pour qui la domination est imposée
par une minorité à une majorité autochtone en arguant d’une prétendue
supériorité; cette relation inégale met en contact des sociétés
hétérogènes et ne se perpétue que par l’usage de la force et des
procédures de hiérarchisation des sociétés en présence. Les savoirs sur
les espaces, les savoirs dits géographiques et/ou la géographie en
situation coloniale participent donc de cette situation de domination,
ce que Olivier Dollfus appelle aussi « une territorialité de
l’autorité » (1994: 13).
- 2 Je ne reviendrais guère ici sur l’engagement colonialiste des géographes français. Voir Tous coloni (...)
5Dans
ces conditions, à travers cette récurrence de la dimension spatiale
dans le processus de domination, on comprend pourquoi les géographes de
la fin du XIXe siècle et du début du suivant se sont mobilisés pour la cause coloniale,2
et pourquoi le fait colonial a pu jouer un rôle central dans la
production d’une forme disciplinaire. C’est autour de l’importance
accordée à la connaissance géographique que se structure ce qui
deviendra un enseignement et un domaine disciplinaire sous le nom de
« géographie coloniale ».
6Jules
Duval (1813-1870) est un « Algérien », c’est-à-dire selon la
terminologie de l’époque, un métropolitain installé en Algérie. C’est le
premier sans doute qui, en France, pose la question des relations entre
savoirs géographiques et questions coloniales. Après des études de
droit, il devient substitut du procureur du roi à Rodez, sa ville
natale, puis l’ennui, des convictions libérales et une sensibilité aux
utopies socialistes le poussent, en 1847, à abandonner cette vie
paisible. Il quitte la France pour l’Algérie avec la perspective de
diriger une exploitation agricole dans la plaine du Sig. Il joint ainsi
les actes aux idées, convaincu de la nécessité de prendre possession du
monde et d’en exploiter les ressources. Déjà les savoirs géographiques
lui semblent importants; il fait la classe aux enfants, leur présente le
globe terrestre et les perspectives de mise en valeur de la totalité
planétaire. Mais l’expérience de colonisation agricole tourne court.
Duval rentre en France et se fixe à Paris au début des années 1850.
Rapidement, il devient un des meilleurs spécialistes des questions
coloniales. En 1857, il entre à la Société de Géographie de Paris (SGL) et
en 1868, il est président de la Commission centrale, le véritable
organe de décision de la SGL. Son intérêt pour la géographie se traduit
aussi avec la publication de deux ouvrages Notre pays (1867) et Notre planète (1870). Il meurt de manière accidentelle au début de la guerre contre la Prusse alors qu’il retournait à Rodez.
7Pour
Duval, une colonisation efficace passe par de solides connaissances
géographiques; cette idée est essentielle. Elle deviendra le leitmotiv
des géographes spécialistes des questions coloniales. Dans cette
perspective, il propose de définir la géographie de manière
fonctionnelle: un ensemble de connaissances sur les potentialités de la
planète dans une perspective de mise en valeur. Il expose ce point de
vue lors d’une conférence faite devant ses collègues de la SGL le 1er
mai 1863: connaître les courants qui permettent d’économiser du temps
et de l’argent dans les traversées océaniques, connaître la localisation
des minéraux et les possibilités de leur exploitation, connaître les
sols et les cultures possibles… Il propose un partage des rôles entre la
géographie qui décrit et l’économie politique qui explique et applique:
C’est en dressant l’inventaire
complet de toutes les forces naturelles à exploiter et des produits à
échanger, pays par pays, que la géographie rend de précieux services à
l’économie politique. (…) Au travail humain, elle signale les terres à
habiter, les mers à sonder, les forêts à abattre ou aménager, les
plantes et les animaux à élever ou à acclimater, les forces motrices à
utiliser, les richesses souterraines à fouiller. Elle guide chaque race
dans l’établissement de l’économie. À l’échange humain, elle
signale les infinies ressources, qui résultent de la diversité de tous
les éléments terrestres et sociaux dont elle dresse l’inventaire.
(Duval, 1863: 245)
8Plus loin, il annonce la finalité d’une géographie renouvelée:
La géographie montre (…) quels
emplacements sur le globe les colonies sont les plus profitables aux
métropoles, et celles qui sont les plus propices à la race blanche, et
celles où doivent prédominer les races colorées. (Duval, 1863: 313-314)
9À
une époque durant laquelle la fonction première de la géographie est
encore de servir de cadre descriptif aux actions de l’histoire et de
livrer un inventaire non finalisé du monde, la proposition de Duval est
une invitation à la rupture. Ce sont les enjeux de la colonisation qui
en sont à l’origine.
10Cet
impératif cognitif suppose des enseignements. C’est précisément dans ce
cadre que l’expression « géographie coloniale » sera forgée.
11Numa
Broc (1974 et 1978) mentionne la création d’une maîtrise de conférences
de « géographie coloniale » à la Sorbonne en 1885. Cette
création serait liée à « l’affaire de Lang-Son » (mars 1885),
un moment de panique de l’état-major français sur le terrain indochinois
qui traduit la fragilité de l’option coloniale et entraîne la chute du
gouvernement Ferry.Sans entrer dans les détails, on peut voir
ce nouvel enseignement comme la réponse par la connaissance
géographique aux errements de l’état-major. Cette nouvelle
« conférence de géographie » est attribuée à Marcel Dubois.
- 3 Les Annales de Géographie ont publié en 1900 un récapitulatif des principaux enseignements supérieu (...)
12L’année
suivante, une chaire de « géographie coloniale » est créée à
l’École libre des sciences politiques. Elle est confiée à Paul Pelet,
membre du Conseil supérieur des colonies et futur auteur d’un Atlas des colonies françaises
en 1900. En 1893, la « géographie coloniale » entre à la
Faculté des lettres de Paris avec la création d’une chaire pour Marcel
Dubois. Puis tout s’enchaîne assez vite lorsqu’en province, des cours de
« géographie coloniale » sont mis en place dans les
universités et les chambres de commerce. En 1899-1900,3
un tiers des enseignements de géographie dans le supérieur est consacré
à des questions coloniales ou bien à l’étude de colonies spécifiques:
la chaire de la Sorbonne et le cours complémentaire qui y est associé,
le cours de géographie de l’École Coloniale, la chaire de l’École Libre
des Sciences Politiques, le cours de l’Université et de la Chambre de
Commerce de Bordeaux, le cours de la Chambre de Commerce de Marseille et
celui de Lyon. On peut y ajouter une partie importante des cours de
géographie de l’École Supérieure des Lettres d’Alger
(Deprest, 2009). Des temporalités très voisines concernent
l’ensemble des sciences sociales : histoire, économie, psychologie,
ethnologie… et donnent forme à un « enseignement supérieur
colonial » (Singaravélou, 2009).
13Cette
densification des enseignements liés à la colonisation touche aussi le
cursus secondaire. L’enjeu est toujours le même: acquérir des
connaissances géographiques pour connaître le monde afin de pouvoir le
mettre en valeur, ce que le savant polygraphe Émile Levasseur, la
véritable cheville ouvrière des transformations de l’enseignement
secondaire dans les années 1870 (Clerc, 2007), résume d’une manière
limpide: « La Terre est le domaine de l’homme; il faut que l’homme
connaisse son domaine pour en jouir et pour le mettre en valeur :
la géographie a pour objet de le lui apprendre » (Levasseur,
1872 :56).
14Jusqu’aux
années 1860, la géographie scolaire relevait surtout de la nomenclature
administrative et d’éléments de repérage pour les actions de
l’histoire. Sous l’impulsion de Victor Duruy et de Levasseur, de
nouvelles finalités émergent, plus utilitaires, qui placent la
géographie économique au cœur du projet éducatif. Par cette mutation, la
discipline, jusque-là subordonnée à l’histoire, gagne en autonomie et
en légitimité. Sa place dans les cursus est renforcée par ces
orientations puisque à partir de 1872-1874, l’enseignement géographique
ne quitte plus l’enseignement secondaire. Devenu ministre de
l’Instruction publique, Duruy décide d’engager des réformes qui seront
poursuivies par Jules Simon, un de ses successeurs. Dans les faits,
c’est Levasseur qui pilote ces réformes. Il présente le commerce,
l’industrie et l’agriculture comme des activités indissociables et au
service de la connaissance du monde. Il ajoute qu’il est utile de
savoir:
la géographie commerciale des
pays éloignés, de connaître les produits fournis par les industries
extractives, manufacturières et agricoles des principales contrées, le
gisement et l’importance des matières premières de grande consommation,
les produits que consomment et fabriquent les places les plus
importantes, les moyens de communication. (cité par Marchand, 2000: 344)
15La
terre et ses sous-ensembles sont appréhendés comme des ressources
potentielles que l’activité humaine est susceptible de valoriser par
l’exploitation minière, la culture, l’élevage, l’industrie, les
activités de transport et de commerce.
16À
partir des années 1880, alors que la France entre dans une nouvelle
période active de colonisation (Tunisie, Madagascar, Annam…) et que les
rivalités coloniales s’exacerbent, les attentes se font plus explicites
encore. Le 10 mars 1886, le Directeur de l’enseignement secondaire
Charles Zévort adresse un rapport à son ministre de tutelle. Il profite
de l’occasion pour faire état de ses convictions concernant
l’enseignement géographique. La discipline qui doit être enseignée aux
élèves est:
la science qui nous renseigne
sur les ressources économiques des peuples étrangers, qui signale leur
produits naturels, qui insiste sur les facilités d’extraction et de mise
en œuvre des matières premières, sur les routes du commerce; qui
provoque constamment la comparaison sur les ressources similaires de la
France, qui nous montre par là où nous en sommes nous mêmes, quels
efforts nous avons à faire, quel terrain à regagner, quelles positions à
conserver ou à défendre. (cité par Marchand, 2000: 518)
17Ce
texte est important par la synthèse qu’il opère entre une géographie
économique qui décrit précisément le monde, ses caractéristiques et ses
potentialités, et une discipline tournée aussi vers des préoccupations
nationalistes. Zévort faire référence au contexte de la « course
aux colonies ».
18Une nouvelle réforme, en 1890, fournit l’occasion d’enfoncer le clou:
Les nécessités de ce temps, les
besoins de ce pays, c’est à la géographie surtout qu’il appartient de
les faire connaître. Comme l’histoire le fait pour le passé, elle
assigne à notre patrie sa place dans le monde actuel; elle pèse ses
ressources de toutes sortes, elle les compare; elle trace son champ
d’action, montre dans quelle direction on pourra l’étendre, sur quels
points il faudra la défendre ; elle signale les obstacles, les
concurrences, et nous marque le rang que nous devons garder ou prendre
dans la grande mêlée des intérêts contemporains. (…)
De plus, pour
mettre la jeunesse française en garde contre un défaut qui a pu être un
défaut français, ne voir que soi dans le monde, on étendra ce cours
jusqu’aux limites du monde, par des aperçus sur notre colonisation,
notre protectorat, nos relations commerciales, politiques et mêmes
intellectuelles. On donnera ainsi à notre patrie sa place parmi les
nations; et ce sera le terme naturel de l’enseignement géographique, car
c’est la fin de l’éducation morale et civique que nous nous
faisons un devoir de ne jamais séparer de la culture intellectuelle.
(cité par Marchand, 2000: 582)
19Il
ne s’agit pas seulement d’un « enseignement géographique »
mais d’une « éducation par la géographie » (Marchand,
2000 : 592-593). De la mise en valeur du monde au profit de la
totalité de l’humanité à la défense des intérêts coloniaux de la France,
c’est la même question qui préoccupe certains savants en particulier au
cours des années 1870 et 1880. Par l’enseignement d’une géographie
renouvelée, il s’agit de contribuer efficacement à l’essor économique
national.
20En
cette fin de siècle, les questions coloniales n’occupent pas seulement
les esprits de ceux qui s’intéressent à l’enseignement. Elles sont aussi
au cœur de la constitution de la géographie comme science
universitaire.
21En 1891, Paul Vidal de la Blache et Marcel Dubois créent les Annales de Géographie.
Dès le numéro inaugural, daté du mois d’octobre, les questions
relatives aux colonies sont centrales. Le premier texte publié dans la
revue est signé par Pierre Foncin et porte sur « La France
extérieure ». C’est à la fois un état des lieux et un plaidoyer pour la
poursuite de la colonisation. Le second texte est intitulé « La
France et les voies de pénétration au Soudan ». Il est
écrit par Henri Schirmer et toujours dans ce premier numéro, la
première partie d’un autre texte de Schirmer est publiée (« La
géographie de l’Afrique en 1880 et 1890 »); c’est un état des lieux
de la connaissance géographique des territoires africains à l’époque.
Ainsi, sur les sept articles de ce premier numéro des Annales,
trois concernent directement les espaces coloniaux. Le contenu d’une
autre section de la revue, la Chronique géographique, corrobore ce
constat avec une orientation constamment centrée sur la colonisation et
défendant celle-ci sans réserves (Clerc, 2014a).
22En 1894, se termine la brève collaboration de Vidal de la Blache et de Dubois à la direction des Annales;
le numéro 14 daté du 15 octobre 1894 est le dernier sur lequel figure
le nom de Dubois. Il ne publiera plus aucun texte dans la revue. Dès la
livraison suivante, il est remplacé par Lucien Gallois associé au
géologue Emmanuel de Margerie ; dans le même mouvement Maurice
Zimmermann remplace Henri Froidevaux comme responsable de la Chronique.
23La
mise à l’écart de Dubois semble indiscutable même si les circonstances
de son départ de la direction de la revue sont mal connues. Soubeyran
parle de « l’éviction » de Dubois à plusieurs reprises. Dans
son journal, Maurice Zimmermann note à la date du 10 janvier 1895:
« Je rentre pour déjeuner à 11 ½ quand Vidal me fait prévenir qu’il
a à me parler. Il me met au piquet – Dubois le quitte et entraîne
Froidevaux. Je refais la chronique des Annales. » (cité par Clerc,
2015 : 39) Les archives disponibles n’ont pas permis jusqu’à
maintenant d’en dire beaucoup plus sur les conditions dans lesquelles
cesse cette collaboration.
24Olivier Soubeyran (1989, 1994, 1997 et 2003) étudie à plusieurs reprises cet épisode qu’il nomme « la bataille des Annales ».
Son analyse le conduit à conclure à une forme d’opposition scientifique
entre Vidal de la Blache et Dubois qui se conclurait par la victoire
des idées du premier et donc par la fin du tropisme colonial de la
géographie.
- 4 Une explication que Soubeyran propose dans son texte de 1994 (1994 : 198).
25Deux explications sont généralement avancées pour expliquer la fin de l’activité de Dubois à la tête des Annales.
La première est politique: le très nationaliste Dubois est
antidreyfusard – il sera en 1898 parmi les membres fondateurs de la
Ligue de la Patrie Française qui défend ardemment des positions hostiles
à Dreyfus – tandis que Vidal de la Blache comme Gallois ou Zimmermann
sont dreyfusards.4
La seconde explication avancée est scientifique et relèverait d’une
divergence majeure quant aux orientations de la géographie. C’est
l’hypothèse principale proposée par Soubeyran. La controverse
scientifique ne porterait pas directement sur la question coloniale
mais, par l’intermédiaire de cette question, sur le choix entre deux
paradigmes pour la géographie.
- 5 Il définit ainsi un système qui associe quatre pôles : un projet scientifique (qui pourrait en être (...)
26Cette « bataille des Annales » oppose selon Soubeyran deux « systèmes d’idées ».5 Il décrit ainsi celui de Gallois à travers l’analyse d’un article sur la Dombes que ce dernier livre à la revue en 1892:
27L’article
cristallise en une dizaine de pages, ce qui deviendra exemplaire de la
pensée géographique française : le parti pris géologique,
l’enchaînement déterministe, linéaire, nécessaire, abouti, d’une
relation entre l’homme et le sol. Une approche où les découpages de
l’espace qui sont produits par l’histoire et la politique dénaturent ce
que la nature avait uni, et sont par conséquents déclarés artificiels et
non-géographiques. Une vision non-planificatrice, qui se veut haute et
désintéressée, où l’on décrit ce qui est par rapport à ce qui a été, où
les actes d’aménagement et d’ingénierie récents réparent essentiellement
les erreurs du passé pour retrouver l’harmonie que nous dictait la
division naturelle (Soubeyran, 1997: 115).
- 6 Sur ce point, voir aussi Driver (1992) qui s’attache, sans références aux travaux de Dubois, à mett (...)
28Le
« système d’idées » de Dubois relèverait lui d’une géographie
appliquée qui amorce une nouvelle voie possible pour la discipline.
Cette géographie est tournée vers le monde et sa transformation. C’est
une géographie de l’action que propose Dubois; elle participe d’un
projet de connaissance des territoires colonisés ou à coloniser dans la
perspective de leur aménagement. Dans la plupart de ses écrits, Dubois
revient sur la question de l’impératif de la connaissance géographique
pour l’entreprise coloniale. Soubeyran, s’inspirant des travaux de
Rabinow (2006), voit dans le paradigme duboisien cette forme de
modernité que serait une géographie du projet et de l’aménagement. À ce
titre, les territoires coloniaux seraient les laboratoires d’une pensée
nouvelle de la saisie des territoires par les sociétés;6
ce que Marie-Claire Robic (1992) qualifie de rapport de domination de
l’homme sur la nature. Les questions coloniales transforment la
géographie, impose un « décentrement épistémologique »
(Soubeyran, 1989: 84; 1994: 205) en proposant aux géographes
non seulement de nouveaux terrains de recherche mais des terrains d’une
autre nature, des espaces de potentialités. D’un autre point de vue,
cette géographie « moderne » participe, aux côtés d’autres
sciences humaines, à la justification de l’entreprise coloniale (Sibeud,
2004) par les « nécessités » de la mise en valeur.
29L’action
coloniale a besoin de savoirs géographiques. C’est le point de vue de
Dubois comme de Zimmermann ou encore de Drapeyron. On retrouve, au
niveau de la science, les mêmes arguments que ceux développés pour la
géographie scolaire. Revenons sur « l’affaire de Lang-Son et sur le
plaidoyer de Drapeyron pour la création d’une école de géographie:
Si la France eût depuis dix ans
possédé une école de géographie (…) on n’aurait pas vu, à la réception
d’une dépêche de Hanoi, gouvernants et gouvernés, perdant jusqu’à la
notion des distances, des obstacles, du nombre d’hommes engagés de part
et d’autre, se croire menacés (…) d’un nouveau Sedan. (Drapeyron,
1885: 2)
30Drapeyron
plaide pour une colonisation scientifique appuyée notamment sur le
« diagnostic » fourni par les savoirs géographiques. Il
dénonce « L’ignorance géographique » (Drapeyron, 1885: 2)
comme explication des errements de la politique et des pratiques
coloniales. Dubois tient le même discours dans la leçon d’ouverture de
son cours de géographie coloniale lorsqu’il fait allusion à
l’accord de 1890 entre la France et le Royaume-Uni pour le partage du
Sahara et de ses marges:
Avec une notion plus saine de la
valeur relative des diverses régions d’Afrique, nous n’aurions sans
doute pas signé la convention d’août 1890, qui nous a si largement
pourvus de sables sahariens, mais nous serions devenus les maîtres de
l’Ouganda ! (Dubois, 1896: 10)
31L’atout
de la géographie réside dans la finesse de l’échelle d’analyse. Dubois
critique les économistes qui considèrent de manière globale les
territoires et consacre plusieurs pages de sa leçon introductive à
démontrer la supériorité de la méthode des géographes. Il revendique la
spécificité de l’approche géographique vis-à-vis de travaux trop
généraux qui ne distinguent pas les différences fines entre les milieux
et, pire encore, appliquent des modèles européens sur des espaces
africains ou asiatiques. À la variété des milieux correspond une
extraordinaire diversité humaine, elle aussi négligée par certains
économistes. Sans utiliser l’expression, Dubois dénonce la référence de
ces derniers à une sorte d’homo oeconomicus, « un homme
exempt de toutes les empreintes que lui donnent son métier, la classe,
la nationalité et son degré de civilisation » (Dubois, 1896: 130).
32Zimmermann
s’inscrit dans la filiation de Drapeyron ou de Dubois. Il rappelle
l’aptitude propre aux géographes, à se saisir de cette diversité,
ajoutant que « les vérités d’ensemble (…) n’offrent qu’un lointain
rapport avec la géographie » (Zimmermann, 1899:159). Les colonies
ont une nature propre et trop de ceux qui envoient les ordres
considèrent « n’importe quelle colonie comme la banlieue des
bureaux ministériels d’où partent les ordres » (Zimmermann, 1899:
158).
En toute espèce d’affaire, il
faut savoir d’une façon précise sur quel terrain on opère et ce que l’on
a l’intention de tenter (…) On ne saurait donner les mêmes conseils
pour la mise en valeur du Tonkin que pour celle de l’Annam, du Laos et
de la Cochinchine. Et dans le Tonkin même, il y a tout autre chose à
faire dans les hautes terres et dans le delta.
L’émigrant ne saurait
trop se pénétrer de cette extraordinaire complexité des régions où il
veut s’établir. On ne saurait trop le mettre en garde contre les
généralisations imprudentes. (Zimmermann, 1899: 160)
33Comme
Dubois, il rappelle quelques épisodes malheureux dont l’exposé se veut
édifiant, parfois les mêmes épisodes comme lorsqu’en en 1890,
« faute de connaître la situation réelle de la Compagnie du Niger
et la valeur des pays haoussas, ils les Français abandonnèrent d’un
fatal trait de plume la partie la plus riche du Soudan en échange des
étendues stériles du Sahara. » (Zimmermann, 1899: 157).
L’espace mondial est différencié. Oublier la spécificité des « lois
de la nature tropicale » (Zimmermann, 1899 : 158), faire
comme si on pouvait mettre en œuvre des pratiques agricoles ou appliquer
des règles de construction des bâtiments et de réalisation des
infrastructures de transport de manière uniforme en tout point du globe,
conduit à des modes de mise en valeur inefficaces et coûteux. Ainsi,
Zimmermann montre que les Français « ne purent venir à bout, malgré
d’énormes dépenses, du chemin de fer du Sénégal au Niger »
(Zimmermann, 1899: 157) et particulier dans la région de Kayes (dans
l’actuel Mali) pour lequel, l’ensemble du chantier dut être repris en
raison de la méconnaissance de la pédologie, de la biologie et de la
climatologie tropicale, ainsi que de l’application irréfléchie des
règles valables en France. Par conséquent, les remblais furent emportés
par les pluies, les traverses dévorées par les fourmis et le matériel
rendu intransportable par une mauvaise connaissance de la saisonnalité.
Toute cette rhétorique est désormais bien rôdée et Zimmermann prend
place dans la longue série de géographes qui plaident pour leur chapelle
face aux autres sciences sociales.
- 7 Dubois le souligne en écrivant que « la géographie n’a pas besoin de l’épithète humaine » (Dubois, (...)
34Dépassant
le conflit frontal entre deux « systèmes d’idées »,
Marie-Claire Robic (1992) propose une autre lecture des différentes
conceptions de la géographie en France autour des années 1900. La
première est celle de Reclus et Dubois (dont les positions sont pourtant
fort éloignées sur nombre de sujets), une conception unitaire de la
géographie autour de l’élément humain;7
elle peut être dédoublée avec d’une part la vision romantique de Reclus
d’une alliance entre l’homme et la nature et d’autre part celle de
Dubois pour qui l’espace terrestre est totalement finalisé par son
utilité pour l’homme. Une autre conception est portée par Albert de
Lapparent, géologue de formation puis géomorphologue, qui plaide pour
une science naturaliste au sein de laquelle l’élément humain est presque
complètement absent. Enfin, la conception de Vidal de la Blache et de
Gallois repose sur une « synthèse » fondée sur une combinaison
d’éléments physiques, souvent déterminants, et humains. Pour
Marie-Claire Robic, il s’agit moins d’une opposition frontale entre ces
diverses conceptions, que d’une confrontation complexe entre des
positions au sein d’un « champ intellectuel global » avec des
« convergences » et des « alliances momentanées »
(Robic, 1992: 127) qui dessinent plusieurs combinaisons possibles. Elle
insiste en outre sur la mixité du paradigme vidalien, non seulement pour
ce qui concerne l’association des éléments physiques et humains, mais
aussi pour sa capacité à intégrer diverses dimensions de la discipline.
35En
opposant deux conceptions de la géographie: celle de Vidal de la Blache
et Gallois qui serait académique et détachée des affaires du monde à
celle de Dubois, engagée et appliquée, Soubeyran dresse une barrière au
sein du corpus géographique, minore les relations multiples et complexes
qui existent entre la géographie académique et les autres formes du
savoir géographique au cours de la première moitié du XXe siècle
et minore aussi l’intégration de la géographie relative aux colonies et
à la colonisation au sein de la géographie vidalienne et
post-vidalienne.
- 8 À deux reprises, Olivier Soubeyran reprend la même formule pour conclure un texte : « Dès 1895, on (...)
36Il
est une autre question à discuter, celle selon laquelle la fin de la
collaboration entre Vidal de la Blache et Dubois sonnerait le glas de la
« géographie coloniale ».8 La simple comptabilité des écrits relatifs aux colonies dans les Annales de Géographie suffit à démentir cette assertion (Deprest, 2009; Clerc, 2014a). Quasiment jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, les Annales publient
de nombreux articles relatifs aux colonies. Et la vision de Gallois
n’est pas celle qui domine; la plupart des articles privilégient une
approche mixte, associant des approches descriptives de genre de vie à
des réflexions plus engagées sur les possibilités d’aménagement des
espaces (Clerc, 2006).
- 9 Elle est par contre fréquemment utilisée dans les congrès des sociétés de géographie en France. Qua (...)
37C’est
seulement en 1934 lors du congrès de l’Union Géographique
Internationale (UGI) de Varsovie qu’une sous-section de la section
« Géographie humaine » est appelée « Géographie
coloniale ».9
Selon Robic (2010), c’est en raison des tensions politiques et de la
dimension possiblement explosive d’un tel sujet qu’une telle
dénomination est évitée depuis le début du siècle. Quatre ans plus tard,
en 1938 à Amsterdam lors du 15ème congrès, une section à
part entière est nommée « géographie coloniale »; le tabou est
tombé. C’est un succès considérable: avec 72 communications, deux fois
plus que la section « Géographie humaine » à laquelle elle
était rattachée précédemment et plus que n’importe quelle autre section
du congrès (Leclerc, 1989), la « géographie coloniale »
atteint sa plus grande visibilité à l’échelle internationale. Quatre
géographes français proposent des communications : Pierre
Deffontaines, Pierre Gourou, Charles Robequain et Robert Tinthoin. Le
président de l’UGI, Charles Close, justifie dans son discours
d’ouverture l’évolution des thématiques d’un congrès à l’autre: La
disparition d’une section consacrée aux explorations, et implicitement
son remplacement par la section de « géographie coloniale »,
est associée aux évolutions du monde et des centres d’intérêt. Certes,
la situation du pays organisateur n’est pas étrangère à cette
orientation et à ce succès. Comme le rappelle Jacques Leclerc (1989),
les Pays-Bas ont alors un Empire de plus de 2 millions de km2 et
de 65 millions d’habitants. Au vu des titres des communications,
cette géographie semble proche des idées de Dubois et se veut applicable
à travers notamment l’étude des possibilités de colonisation agricole
ou industrielle, et des impératifs d’aménagement. Les débats qui suivent
sont tout aussi pratiques; par exemple se demander à quelle altitude,
il est préférable que les Portugais installent leurs lieux de vie en
Angola ou au Mozambique.
38Mais
l’émergence internationale de la « géographie coloniale » est
immédiatement suivie par sa contestation. La section n’est pas
reconduite lors du congrès suivant en 1949 à Lisbonne ; elle est
remplacée par « Géographie de la colonisation », une section
qui expose plus particulièrement « les effets de la colonisation
dans les pays colonisés » (Robic, 1996: 217). En 1952 à
Washington, il n’y a plus aucune référence aux questions coloniales dans
l’intitulé des sections.
39La
situation du congrès d’Amsterdam apparaît ainsi dans son
exceptionnalité. Cela ne remet pas en cause l’importance du phénomène
mais permet de le circonscrire plus précisément. La section coloniale de
1938 répond à une préoccupation majeure des géographes (européens pour
l’essentiel), mais son apparition est retardée en raison de sa
sensibilité; elle témoigne aussi d’une convergence de vue toute
provisoire qui ne résistera pas à la montée des mouvements
indépendantistes. Comme pour ce qui concerne les découpages de la BGI et
plus généralement la revendication « coloniale » de la
géographie, la Seconde Guerre mondiale est le tournant le plus
important.
- 10 Les engagements colonialistes des géographes sont tout aussi nets en Allemagne (Débarre et Ginsburg (...)
40En
dépit, de quelques positions clairement anticolonialistes, celles
d’Élisée Reclus (Ferretti, 2014) et de Jean Dresch en particulier, il
faut attendre l’après Seconde Guerre mondiale pour voir se développer
des discours critiques sur la colonisation de la part des géographes
français (Clerc, 2012).10
41La
« géographie coloniale » est une géographie colonialiste. Pour
Dubois et ses contemporains, ce savoir est clairement au service de la
colonisation et des colonisateurs. Les géographes français en sont des
« acteurs historique » (Cooper, 2010: 67) et proposent
une géographie de l’action au service de la cause coloniale. Ce n’est
pas seulement un trait français. En 1938, lors du congrès d’Amsterdam,
la plupart des délégués tiennent, sans retenue aucune, des propos
fortement racialistes, mobilisant les stéréotypes les plus éculés pour
justifier la colonisation. Seuls « deux ou trois exposés »
(Leclerc, 1989: 92) sur les 72 de la section de « géographie
coloniale » développent des propos critiques.
42Ces
conceptions colonialistes commencent à poser problème autour de la
Seconde Guerre mondiale. Certains géographes entendent prendre quelque
distance avec l’expression « géographie coloniale », trop liée
à la promotion de la colonisation. Revenons au congrès de Lisbonne et
au changement d’appellation. En décembre 1947, le géographe portugais
Orlando Ribeiro écrit au Français Jean Gottmann (Daveau, 2007) pour lui
demander de prendre en charge une section en prévision du congrès qui
doit se tenir en 1949. Il en profite pour lui faire part de sa
perplexité face au maintien de l’expression « géographie
coloniale » pour désigner une section: « Géographie Coloniale –
il paraît que c’est un mot fâcheux et qui froisse les gens (…). Mr
Robequain (…) aurait voulu changer le titre en Géographie tropicale, ce
qui n’est pas le même (…). Bref, on a changé le titre en Géographie de
la Colonisation (…) » (cité par Daveau, 2007: 17). Avec ce
choix de titre, la géographie relative aux questions coloniales apparaît
comme plus détachée du projet politique et de sa réalisation; elle
étudie un processus, la colonisation. Le second terme de l’expression ne
qualifie pas le premier; il définit un domaine d’étude. Refuser
l’appellation « géographie coloniale », c’est refuser de
participer à une entreprise que ces géographes condamnent ou pour le
moins critiquent. C’est en raison de ce type de réticences que
l’expression « géographie coloniale » va peu à peu s’effacer
parallèlement à la disparition de portée plus générale de l’épithète
« colonial » pour désigner en France des institutions ou des
enseignements. Dès 1934, l’École coloniale devient l’École nationale de
la France d’outre-mer. En 1947, l’Institut colonial de Bordeaux devient
l’Institut de la France d’outre-mer. À Lyon, l’enseignement colonial de
la Chambre de Commerce disparaît vers 1946 et, en 1952, c’est sous le
nom d’« École de préparation aux carrières d’outre-mer » qu’un
projet de rénovation (qui n’aboutira pas) est lancé.
43Dans
la réponse que Gottmann donne à Ribeiro dans la perspective du congrès
de Lisbonne, après avoir dit que l’appellation « Géographie de la
colonisation » lui semblait préférable à l’ancienne dénomination,
il ajoute: « J’espère qu’un jour, il y aura aussi une géographie de
l’indépendance. » (cité par Daveau, 2007 : 17) C’est une
autre histoire qui commence alors dans laquelle une nouvelle génération
de géographe sera impliquée.